Texte de Kevin Deforest
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S'inscrivant
dans le débat
critique au sujet de la place de l'artiste dans la revendication
de l'espace culturel "public",
Paul Litherland descend Hésitation dans la rue où,
en mettant en scène les relations sociales quotidiennes, son
travail crée un espace de reconnaissance, d'affirmation de soi.
Le site d'intervention le boulevard Saint-Laurent, entre les rues Sherbrooke
et Saint-Viateur compte toujours parmi les zones libres de plus grande
diversité
culturelle à Montréal. Monter la Main à bord
de l'autobus 55 est une expérience en soi: des mémés
portugaises, des ados techno et des "Platelais" allophones dans
la trentaine se mélangent sur son trajet qui passe par le quartier
chinois, longe des boutiques chic et des magasins d'aubaines, traverse
la Petite Italie et l'Outremont hassidique (pour ne nommer que ces quelques
variables). Le boulevard est une artère majeure de circulation automobile,
les piétons y sont malgré tout privilégiés.
Les autos roulent prudemment dans ce secteur de l'inattendu, où une
culture urbaine décontractée passe sur les trottoirs, où
des codes vestimentaires conflictuels, d'extravagant à conventionnel,
se rencontrent et se modifient au contact visuel les uns des autres. Le
tracé du boulevard sert aussi de ligne de partage entre l'Ouest
anglophone et l'Est francophone, il marque une limite territoriale importante
de la géographie identitaire québécoise.
Produire une oeuvre d'art "publique" signifie entreprendre la construction
d'un modèle de société utopique tout en faisant la critique
de cette notion idéaliste. Transformé
par les stratégies marxistes de la contre-culture des années
soixante et soixante-dix, particulièrement sous l'influence des
situationnistes français et de l'art conceptuel, le terme public" interpelle
justement l'idée de représenter une idéologie communautaire.
Dans un contexte de diasporas culturelles aux multiples voix, il devient
difficile de fournir des points d'accès ou de communion.
En créant Hésitation, Paul
Litherland active le tissu urbain visuel de l'identité en fixant
des photos aux lampadaires bordant la Main. Montées sur
métal, les photos ressemblent à des panneaux de circulation
par leur format et par la forme arrondie de leurs angles. Leur simplicité en assure
la clarté graphique: ce sont des portraits en pied présentés
sur fonds monochromes. Mais ces images diffèrent des pictogrammes,
tels celui indiquant aux piétons quand traverser, en ce qu'elles
portent la présence subjective d'identités et de situations
sociales qui s'opposent aux symboles transparents d'ordre et de protection
du système étatique de signalisation.
Le langage corporel des figurants renvoie à des interactions sociales,
il cherche à les représenter en train de se dérouler. Visiblement
posées et éclairées en studio, les photos se présentent
comme des reconstructions du banal, des reconstitutions du quotidien. Elles ne
font délibérément pas référence
à l'histoire de l'art, mais s'apparentent plutôt aux campagnes
publicitaires d'éducation contre les fléaux sociaux, tels
la consommation de drogue. Hésitation cible le groupe formé
des adolescents et des jeunes adultes qui, en voie de devenir "d'honnêtes
citoyens", en sont à une étape cruciale de formation
de leur identité. Litherland n'est cependant pas du genre à
faire la morale ni à chercher à maîtriser l'esprit
rebelle des adolescents. Les conflits ou les affrontements mimés
par ses "jeunes" ne sont ni dirigés, ni résolus.
L'ambiguïté de ces relations sociales et le fait que Litherland ne
prend pas de position explicite, ni prescriptive, ni accusatoire comme le font
les activistes politiques Act Up et Guerilla Girls - , indiquent son intention
de susciter un sentiment d'affirmation de soi qui s'appuie sur la reconnaissance
d'appartenance commune. Parce qu'Hésitation ne donne à lire
aucune illustration claire, ce travail laisse un espace où peut entrer
le regardeur, ou la regardeuse, pour en venir
à questionner sa propre subjectivité. De plus, il reconnaît
que l'emplacement d'un objet d'art est déterminant, tant pour
sa signification que pour son potentiel de changement social. Il est évident,
par exemple, que l'image d'une étreinte entre deux hommes recevrait
une réponse connotant un sens différent selon le milieu
où elle serait installée. L'imagerie de Litherland propose des solutions sociales, mais laisse leur résolution
incomplète se crée ainsi un généreux
espace où les regardeurs peuvent entrer et réfléchir
sur leurs propres notions subjectives d'identité et d'appartenance
à une communauté.
Qu'en est-il de Litherland lui-même, de son identification
visuelle comme homme blanc? Par son questionnement introspectif, Hésitation offre
un début de choix face à l'image trop réductrice
d'oppresseur. Il ressort de ce travail une empathie pour les stratégies
et les approches s'opposant à l'hégémonie. Ce
n'est pas que Litherland, dans son exploration des tabous et des torts
de son héritage de "colonisateur", cherche à attirer
la sympathie sur son sort ni à invalider les arguments de ceux
et celles que les valeurs transmises par le statu quo mâle et
blanc traditionnel oppriment. Ce que sa démarche permet, cependant,
c'est de reconnaître qu'il est possible de faire d'autres choix
de regroupement
à l'intérieur de la classe des hommes blancs, qu'une empathie
pour l'oppression peut encore franchir les frontières de la différence.
En fin de compte, parce que Litherland met
sa propre image dans ses représentations de scènes de conflit,
de désir ou d'embarras, son travail se retourne vers l'intérieur.
Sa pratique artistique devient introspective et il se propose comme modèle
pour lui-même. En plus, l'emplacement public des pièces implique
que sa propre identité et sa qualité d'auteur sont en partie
déterminées par la lecture qu'en font les passants qui s'attachent
à interpréter les systèmes de signes idiosyncratiques
de ses photos. Une chemise fleurie criarde ou la présence d'une
jeune femme qui regarde malicieusement par-dessus son exemplaire d'Orlando de
Virginia Woolf, par exemple, apportent plus qu'un simple élément
d'illustration de l'identité. Ils parviennent, en quelque sorte,
à montrer un moment de la vie de tous les jours en traçant,
dans le domaine public, une géographie personnelle tout en faisant
état de conditions d'existence bizarres et vulnérables.
Kevin deForest
(Traduit par Cécile Lamirande) |
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